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Dialogue avec Olivier Vallerand autour de son livre Visiteurs imprévus

Le doyen Raphaël Fischler s'entretient avec Olivier Vallerand à propos du livre Unplanned Visitors: Queering the Ethics and Aesthetics of Domestic Space, qui lui a valu le prix Joël Polsky grâce à sa contribution à la discipline du design d'intérieur.

Ce livre est le fruit d’un long travail, sur une dizaine d’années. Peux-tu nous parler du tout début de ce processus ? D’où t’est venue l’idée du livre ? Cette idée a-t-elle changé au fil des années de travail ?

Unplanned Visitors se base sur mes recherches de doctorat. Lorsque je suis retourné aux études après quelques années de travail en pratique privée, je souhaitais combiner mon intérêt pour l’environnement bâti avec mon engagement dans des organismes communautaires LGBTQ. Or, à la fin des années 2000, au moment où je commençais cette réflexion, le peu de travail qui avait été fait sur le sujet en architecture datait principalement du début des années 1990 et semblait déjà appartenir à un moment précis dans l’histoire. J’ai donc choisi de concevoir ces recherches selon une approche plus historique afin de comprendre l’émergence des questionnements sur l’impact de la pluralité des genres et de la diversité sexuelle sur l’architecture, tout en explorant aussi d’un point de vue théorique le potentiel que pourraient avoir ces questionnements sur la pratique. Lorsque j’ai terminé mon doctorat, ce peu d’intérêt de la discipline pour ces questions était encore malheureusement présent, mais pendant la transformation en livre de ma thèse, j’ai été mis en contact avec un nombre de plus en plus grand de praticiens qui s’intéressaient aux théories queers et féministes et cherchaient à créer des lieux plus inclusifs. Ces rencontres m’ont permis d’intégrer certains exemples à mon livre et de regarder de façon critique les enjeux liés à la conception de ces lieux et à l’éthique du travail avec des communautés marginalisées.


Il serait bon de clarifier certains termes. Peux-tu préciser le sens du mot « queer », que tu utilises pour désigner ton sujet et ton approche ? Qu’entend-on par « queer theory » et par « queer critique » ?

Même en anglais, d’où le terme « queer » provient, ses différentes significations rendent sa compréhension difficile, surtout quand on tente de l’appliquer à l’analyse de l’environnement bâti. Il en résulte donc des utilisations variées selon la compréhension qu’en ont les personnes l’utilisant.

Le mot « queer » signifiait initialement quelque chose d’étrange, qui diffère de la norme. À partir de la fin du 19e siècle, il est utilisé de façon péjorative pour parler d’hommes homosexuels ou d’hommes à l’expression de genre plus féminine. À partir des années 1980, des militants et militantes ont décidé de se réapproprier le terme de façon positive et d’en faire un symbole de leurs luttes visant à ce que la diversité sexuelle et la pluralité de genre ne soient plus des sources de honte. Inspirés par ces luttes, des universitaires nord-américains travaillant entre autres dans les disciplines de la philosophie, de la sociologie, des études littéraires, des études féministes et de ce qui était à l’époque appelées les études gaies et lesbiennes, ont développé les bases de ce qui fut rapidement connu comme la « théorie queer », c’est-à-dire une théorisation de la sexualité et du genre en relation avec les différentes normes régissant la société. Cette théorie s’intéresse entre autres à une remise en question des catégories essentialistes et binaires, par exemple l’opposition homme/femme ou masculin/féminin, et à une analyse critique de nos façons de performer notre identité (ceci est bien sûr un résumé très sommaire; il existe des livres et des cours complets sur le sujet). Avec le temps, certains théoriciens et théoriciennes ont étendu cette analyse à une critique plus large des structures de pouvoir, par exemple en développant ces critiques des catégories de genre selon des angles anticapitalistes ou anti-oppression. La théorie queer mène donc à une réflexion critique sur le monde qui nous entoure, d’où l’utilisation des termes « critiques queers » pour qualifier des réflexions qui utilisent les concepts développés dans la théorie queer pour questionner l’intersection de la sexualité et du genre avec d’autres aspects de nos vies.

En plus de ces sens militant et universitaire, le terme « queer » est aussi passé dans le langage courant, et ce, même dans les sociétés francophones, tant comme terme parapluie pour désigner toutes les personnes non-hétérosexuelles ou dont l’identité de genre ne correspond pas à celle qui leur a été assignée à la naissance, que comme terme pour désigner spécifiquement une personne dont l’identité de genre ou l’expression de genre se situe en-dehors d’une norme binaire masculin/féminin. Dans les milieux universitaires, ce sens identifiant une catégorie plutôt qu’une critique a mené dans certains cas à la transformation en études queers (queer studies) de ce qui était appelé auparavant les études gaies et lesbiennes, c’est-à-dire l’étude des personnes LGBTQ.

Une des difficultés dans l’utilisation du terme vient de cette contradiction entre une théorie queer qui critique la notion même de catégorie et une identité queer qui s’affirme en quelque sorte comme une catégorie en soi, même lorsqu’elle remet en question une conception binaire des catégories identitaires.

 
Dans ton introduction, tu évoques deux perspectives différentes qu’une approche « queer » à l’architecture peut inspirer. Il y a d’une part l’étude de l’architecture produite par et/ou pour des personnes « queer » et il y a d’autre part l’étude de l’architecture inspirée par la théorie et les valeurs « queer ». Peux-tu développer ces deux idées ? 

Ces deux perspectives viennent des deux grands sens donnés au mot « queer » présentés à la question précédente, soit comme critique des catégories essentialistes ou comme catégorie identitaire. La seconde fut d’ailleurs la première à vraiment se développer dans le discours architectural : inspirée par des historiennes féministes souhaitant rendre visible la contribution des femmes à l’architecture, des historiens et historiennes ont cherché à souligner que des personnes LGBTQ avaient, elles aussi, contribué à la construction de l’environnement bâti, soit en participant à la conception, soit comme client ou cliente, et que leur position en dehors des normes de la société avait souvent contribué à la conception d’espaces novateurs remettant en question les façons de faire habituelles, par exemple dans le domaine de l’habitation. Ma directrice de thèse, l’historienne de l’architecture Annmarie Adams, s’est par exemple intéressée à la maison de Weston Havens en Californie, conçue en 1940 et s’éloignant du modèle de la chambre principale et des chambres secondaires pour plutôt offrir un modèle d’habitation favorisant l’interaction entre une communauté d’amis. De mon côté, pendant ma maîtrise, j’ai observé les bars gais de Montréal et réfléchi à ce que leur architecture pouvait nous permettre de comprendre sur les interactions entre les communautés gaies et la société québécoise.

Une perspective inspirée par la théorie queer ne se concentre pas nécessairement sur l’identité des personnes utilisant ou ayant conçu le lieu, mais permet plutôt de s’interroger sur ce que le genre et la sexualité permettent de comprendre sur ce lieu. Un exemple souvent discuté concerne les toilettes publiques. Une approche queer permet d’observer que ces lieux ségrégés selon le genre excluent d’emblée les personnes ne correspondant pas à cette vision binaire du genre, ce qui a un impact sur leur sécurité et leur santé. Une fois cette observation faite, une réflexion plus large peut être faite pour concevoir des lieux qui incluraient les personnes trans ou non-binaires, mais qui permettraient aussi par le fait même d’être plus accueillants pour une diversité de gens, comme l’a montré l’équipe du projet Stalled! créé par l’historienne Susan Stryker, l’architecte Joel Sanders et le chercheur en droit Terry Kogan. Ce projet a d’ailleurs mené à des changements aux codes du bâtiment aux États-Unis; comme quoi des approches théoriques semblant souvent abstraites peuvent mener à des changements concrets! Pour simplifier, je décris souvent une telle perspective comme étant un point d’entrée pour une analyse critique de notre impact comme concepteur et conceptrice de l’environnement bâti, comme un outil de plus pour résoudre les problèmes complexes qui nous sont donnés.

Il est aussi important pour moi de ne pas opposer ces deux perspectives. Si certaines personnes souhaitent s’éloigner d’approches axées sur la visibilité des personnes LGBTQ afin de se concentrer sur des réflexions critiques et théoriques, il m’apparaît essentiel de continuer le travail de reconnaissance de la contribution des personnes LGBTQ à notre société, incluant notre environnement bâti. Il ne faut pas oublier que les personnes LGBTQ sont encore passibles de la peine de mort dans plusieurs pays et que même chez notre voisin du sud, des lois sont adoptées encore aujourd’hui dans certains états afin de limiter l’éducation sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres. Tant qu’il subsistera de la discrimination envers les personnes LGBTQ, il sera impossible à mon avis de n’en rester qu’à une analyse théorique.

 
Ton livre donne une place importante aux expositions et installations, et non seulement à des œuvres architecturales construites. Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que la longue histoire des expositions—en art, en architecture, en urbanisme—nous dit sur nos disciplines et sur leur évolution ?

Ce n’était, en fait, pas tout à fait un choix. Quand j’ai commencé à travailler sur le thème des perspectives queers en architecture et design, il y avait malheureusement très peu de projets construits (il y a encore peu de projets explicitement à ce propos aujourd’hui, mais il y a clairement plus d’intérêt pour ces questions qu’il y a dix ans!). C’est donc un peu par défaut que je me suis tourné vers ces expositions et installations, créées tant par des architectes que des artistes, et ce, surtout pendant les années 2000 où peu d’architectes s’intéressaient à la question. Cependant, ces études de cas m’ont permis de réfléchir aux différents outils que nous utilisons comme professionnels et professionnelles de l’environnement bâti afin de partager nos réflexions sur le monde qui nous entoure. Je suis persuadé que beaucoup plus de designers, architectes, urbanistes devraient s’engager en politique ou dans le monde du communautaire, mais une autre façon de créer du changement est de partager une vision critique par des installations ou des expositions permettant de rendre visibles des choses qui disparaissent dans l’utilisation quotidienne de l’architecture ou de la ville. C’est aussi bien sûr une façon de contourner la longueur de réalisation de la plupart des projets en architecture et en urbanisme!

 
Les théories féministes, « queer » et autres que tu utilises remettent en question nombre de catégories binaires qui font partie de notre langage courant, de notre manière de comprendre le monde et de l’aménager : homme – femme, privé – public, intérieur – extérieur, etc. Comment reconstruit-on une nouvelle base de compréhension et d’analyse du réel une fois qu’on a abandonné des catégories désuètes ? Comment fait-on pour faire accepter de nouvelles catégorisations dans des domaines, tels que la loi, où les anciennes catégories sont bien implantées ? Est-ce un travail que tu fais aussi, en complément de ton travail de chercheur ?

Il est très difficile de se débarrasser complètement de ces catégories binaires… et ce n’est peut-être pas si important de le faire! Notre compréhension du monde est souvent fondée sur ce que nous avons appris à propos de ces catégories dans la société où nous avons grandi. Cependant, une fois que nous avons pris conscience de la construction de ces catégories, il devient essentiel de rester attentif à l’impact de celles-ci sur les décisions que nous prenons et sur l’impact de ces décisions sur les personnes qui occuperont les espaces que nous concevons. Par exemple, la définition de ce qui est privé ou public varie beaucoup d’une société à l’autre ou même d’une génération à l’autre dans une même société. Qu’arrive-t-il alors lorsque l’on conçoit une habitation sans se demander si notre conception du privé et du public peut nuire à la sécurité physique ou mentale des personnes qui occuperont cet espace? De façon similaire, lorsqu’on pense au rôle que nous pouvons jouer relativement à l’itinérance, on pourrait avoir le réflexe d’associer « chez-soi » avec « intérieur », mais en interagissant avec certaines personnes en situation d’itinérance, on se rend rapidement compte que ce n’est pas simplement une question d’accès à un espace intérieur qui constitue l’accès au chez-soi.

En lisant mes réponses à ces questions, j’imagine que la plupart des personnes peuvent déduire que je suis bien engagé en dehors de mon travail de chercheur… Dès mes premières années d’université, j’ai d’ailleurs présenté en commission parlementaire des réflexions sur le projet de loi sur l’union civile des couples de même sexe, un sujet où justement les anciennes catégories étaient bien implantées! Aujourd’hui, tout en restant impliqué dans des organismes communautaires comme le GRIS-Montréal, je me concentre sur le potentiel de changement de mon rôle d’enseignant. En effet, une des grandes conclusions de mes recherches doctorales étaient que les exemples étudiés étaient encore trop peu connus et n’avaient qu’un impact limité sur la pratique. J’en ai donc conclu qu’un important travail d’éducation était nécessaire et, avec des collègues de plus en plus nombreux autour du monde, je m’efforce de partager ces réflexions par les thèmes choisis pour mes cours, tout en collaborant avec d’autres chercheurs et chercheuses universitaires engagés dans des causes sociales telle que la cohabitation entre les personnes en situation d’itinérance et le reste de la population au centre-ville de Montréal.

 
Dans ton livre, tu documentes des projets de domiciles pour personnes âgées non hétérosexuelles. Peux-tu décrire la manière dont ces projets diffèrent de projets plus « conventionnels » ? Qu’est-ce que les concepteurs de maisons de retraite pourraient apprendre de ces projets qui pourrait bénéficier à toutes les personnes du troisième âge ? De manière plus générale, qu’est-ce que les personnes œuvrant en aménagement dans leur ensemble pourraient tirer comme bénéfices d’une approche plus sensible à la culture (ou la théorie) « queer » ?

Les complexes résidentiels pour personnes âgées sont toujours un des sujets qui font le plus réagir les personnes qui lisent mon livre. En effet, on me dit souvent que les stratégies présentées seraient bonnes pour l’ensemble de la population et pas juste pour les personnes non-hétérosexuelles ou non-cisgenres. C’est justement ce que je cherche à montrer par mes recherches, qu’une perspective queer est un angle pour concevoir des projets plus inclusifs pour tous et toutes, pas juste pour les personnes LGBTQ. Par exemple, dans le cas précis des résidences pour personnes âgées, cette perspective queer amène à réfléchir à la notion de communauté, au besoin de se reconstruire un réseau social pour des personnes LGBTQ n’ayant pu avoir d’enfants sur qui elle peuvent compter en vieillissant. En y réfléchissant, on arrive cependant rapidement à la conclusion que cette situation ne concerne pas que les personnes LGBTQ, car de nombreuses personnes se retrouvent seules en vieillissant. Pourquoi ne pas alors repenser de façon générale ces lieux autour d’éléments favorisant les liens interpersonnels? Et si on y pense bien, il est presque impossible de trouver un sujet en aménagement qui n’a aucun lien avec le genre ou l’orientation sexuelle. En effet, si l’on considère que nous concevons pour des êtres humains, tout ce que nous concevons, tous les aspects de l’identité individuelle ou collective de ces personnes, incluant leur identité de genre et leur orientation sexuelle, influencent leur perception de ces espaces ou objets. Il est donc essentiel au moins de se questionner, de se renseigner, pour bien comprendre les enjeux spécifiques aux différentes personnes qui se partageront ces lieux.

 
Quel lien établis-tu entre ta recherche et ton enseignement, en particulier dans des ateliers de design d’intérieur ? Quelle présence est-ce que ton livre et les connaissances qu’il nous apporte ont dans ces ateliers ? Sont-ils des inspirations générales, ou façonnent-ils ton enseignement d’une manière plus directe (et si oui, comment) ?

Je parlais plus tôt de l’importance de rendre visibles des personnes et des thèmes plus marginalisés et c’est un des impacts les plus importants de mes recherches sur mon enseignement. Par exemple, dans mes cours d’histoire, je m’assure de présenter des lieux conçus par une diversité de personnes, en incluant aussi des espaces qui n’ont pas été conçus par des professionnels et professionnelles, mais qui permettent de bien comprendre comment les besoins de différentes communautés ont influencé des transformations dans l’environnement bâti. Cette approche permet aussi, je crois, d’inviter les étudiants et étudiantes à réfléchir à leur position dans la société, à ce qu’ils peuvent apporter aux communautés qui les entourent et à ce qu’ils peuvent apprendre des autres.

De façon similaire, depuis cinq ans, j’invite mes étudiants et étudiantes en atelier à concevoir des lieux pour des organismes travaillant avec des personnes en situation d’itinérance. Ce choix vient bien sûr d’un besoin criant dans nos sociétés, mais c’est aussi pour moi une façon d’intégrer directement dans un projet mes réflexions sur les personnes LGBTQ, tout en ouvrant le projet de façon plus large à d’autres aspects de notre identité. Les personnes dans mon atelier sont donc invitées à réfléchir à des stratégies pour aider les nombreux jeunes en situation d’itinérance qui sont LGBTQ, mais la diversité des personnes en situation d’itinérance permet aussi des réflexions sur la complexité de travailler autour d’expériences que plusieurs d’entre nous n’ont jamais vécues.

Finalement, comme je l’ai mentionné précédemment, je suis persuadé qu’une des raisons pour lesquelles les perspectives queers et féministes n’ont pas encore eu l’impact sur la pratique autant qu’elles le devraient, est qu’elles ne sont pas encore assez connues… Dès que j’en ai l’occasion, j’en profite pour les inclure dans l’ensemble de mes cours par des études de cas ou l’explication d’approches théoriques, en montrant comment elles peuvent permettre d’ajouter des nuances aux perspectives que les étudiants et étudiantes connaissent déjà.